Le blogueur poursuit dans cette rubrique une de ses marottes : tenter de suivre et de présenter brièvement les derniers développements sur le front de ce qu'on peut appeler le modèle standard spectral presque commutatif et ses extensions, en comparant les travaux des différents acteurs de ce programme de recherche (et en essayant de les confronter à des travaux "concurrents"). Voici d'abord quelques uns des précédents billets sur le sujet :
SUSY in the sky ... (y a-t-il un paradis ou un salon des refusés pour les théories non validées par l'expérience ?)
Un boson de Higgs léger (et des neutrinos massifs) pour (s) dernier(s) messager(s) de l'infiniment petit (loin)
Tentons de brosser à grand trait le paysage actuel de la physique fondamentale. Jusqu'à présent le modèle standard développé dans les années 70 et basé sur une théorie quantique relativiste des champs est parfaitement confirmé par la récente découverte d'un boson de Higgs (et un seul). Celui-ci, mis en évidence au LHC le grand collisionneur de hadrons dont disposent les physiciens pour sonder la matière jusqu'à une distance de l'ordre de l'atto-mètre, est donc le dernier messager en date de l'infiniment petit. La masse de cette particule, aujourd'hui mesurée, est un paramètre important que le modèle standard ne peut pas prévoir dans sa version minimale; seules des extensions théoriques sont susceptibles d'attaquer ce problème. Ces théories mettent toutes en jeu de nouvelles particules qui, du moins pour les modèles les plus aisément falsifiables comme par exemple le modèle supersymétrique minimal, pourraient être détectables aux échelles d'énergie accessibles aujourd'hui ou dans un futur proche. Or pour le moment aucun signal expérimental clair ne vient confirmer ces spéculations. A notre connaissance, la seule trace sûre d'une physique au delà du modèle standard et qui se manifeste à travers la phénoménologie des particules est l'oscillation de saveur des neutrinos (évoquées par exemple dans ce billet).
Aller-retour entre phénoménologie des particules et épistémologie ou heuristique des champs quantiques relativistes
Avant de conclure sur l'intérêt des extensions - par exemple supersymétriques - du modèle standard il faut bien sûr être prudent, attendre l'analyse toujours plus fine des données expérimentales déjà acquises ou patienter jusqu'à la mise en place de nouvelles expériences en espérant découvrir de nouveaux phénomènes à des résolutions plus fines ou des échelles plus grandes d'énergie. Mais il n'est pas interdit non plus de chercher ailleurs les causes ou le sens de la situation actuelle de statu-quo (qu'on pourrait qualifier d'âge du milieu). Puisque l'imagination des physiciens théoriciens est sans limite les idées ne manquent pas pour expliquer l'absence de particules nouvelles aux énergies actuellement accessibles et pour repousser sans cesse plus loin la nouvelle frontière où il y aura un phénomène nouveau à observer.
Une telle situation peut paraître frustrante, elle pourrait aussi se révéler dangereuse. Elle soulève en effet l'épineuse question de la testabilité de ces théories et interroge du même coup leur statut scientifique. Il est donc intéressant de se pencher aussi sur des travaux de mathématiciens qui interrogent la cohérence et sondent la richesse conceptuelle des théories formelles construites par les physiciens aussi bien pour modéliser le réel des particules élémentaires que pour comprendre la dynamique des objets astronomiquement grands. Alain Connes, à travers son programme avancé de recherche sur la géométrie noncommutative est peut-être la figure la plus connue parmi les mathématiciens qui creusent ce sillon.
On a déjà mentionné de nombreuses fois dans ce blog l'intérêt du cadre mathématique qu'il a initié, lequel essaie de tirer la substantifique moelle de la physique quantique, en allant de la mécanique matricielle de Heisenberg à la méthode de régularisation dimensionnelle de 't Hooft (technique de renormalisation des champs de Yang-Mills-Higgs) en passant par l'opérateur de Dirac et le mécanisme de brisure de la symétrie électrofaible. Si ses travaux sont reconnus depuis longtemps dans l'arène mathématique, ils sont encore marginalement connus chez les physiciens. Or des avancées récentes obtenues par ses collaborateurs et lui même ainsi que d'autres groupes qui partagent des idées communes pourraient bien finir par offrir aux extensions du modèle spectral presque commutatif une place au soleil parmi les modèles susceptibles de passer sous les fourches caudines de l'expérience. Nous faisons référence en particulier au rôle joué par un nouveau champ scalaire étiqueté par la lettre σ dans le dernier article commun de Chamseddine et Connes et qui reçoit une attention particulière dans un travail encore plus récent de Devastato, Lizzi et Martinetti dont le premier extrait que voici confirme ce que nous venons d'écrire :
In the scheme that we are describing here the Higgs appears on the same footing as the other (vector) boson as part of the connection one form [5, 35]. The remarkable fact is that its mass is not independent on the Yukawa couplings of the fermions, and therefore the theory has important predictive power. While it is already an important achievement that the predicted mass results of the correct order of magnitude, lately the theory is reaching the point for which its predictions start to be of phenomenological interest ... we recall how the calculation of the Higgs is performed, and the role of the new scalar field σ.
Dans le cadre que nous décrivons ici le boson de Higgs apparaît sur le même pied que les autres bosons (vecteurs) dans le cadre d'une connexion de type 1- forme [5, 35]. Le fait remarquable est que sa masse n'est pas indépendante des couplages de Yukawa des fermions, donc la théorie a une importante valeur prédictive. Si la prédiction du bon ordre de grandeur de masse constitue déjà un résultat important, la théorie a dernièrement atteint le point où ses prédictions commencent à avoir une valeur phénoménologique ... nous rappelons comment le calcul du Higgs est effectué et le rôle du nouveau champ scalaire σ.
A. Devastato, F. Lizzi et P. Martinetti, Grand Symmetry, Spectral Action and the Higgs Mass 01/04/13
Éclairer le mécanisme de Higgs et le modèle standard d'une lumière spectrale (?)
La plus récente des avancées du modèle spectral peut donc être datée du 01/04/2013 (une malice peut en cacher une autre : le premier avril n'est pas seulement le jour des cannulars facétieux, c'est aussi la date d'anniversaire de Connes ;-) si l'on se réfère au moment où a été déposé sur arxiv l'article que nous venons de citer. Poursuivons par un autre extrait qui résume bien le degré d'avancement de la version spectrale noncommutative du modèle standard :
La plus récente des avancées du modèle spectral peut donc être datée du 01/04/2013 (une malice peut en cacher une autre : le premier avril n'est pas seulement le jour des cannulars facétieux, c'est aussi la date d'anniversaire de Connes ;-) si l'on se réfère au moment où a été déposé sur arxiv l'article que nous venons de citer. Poursuivons par un autre extrait qui résume bien le degré d'avancement de la version spectrale noncommutative du modèle standard :
Schematically there are two sides of the application of noncommutative geometry to the standard model. On one side there is the mathematical request that a topological space is a manifold. This yields a set of algebraic requirements [9] involving the algebra of functions defined on the space, represented as bounded operators on a sponsorial Hilbert space, and a (generalized) Dirac operator, plus two more operators representing charge conjugation and chirality. These requirements, being algebraic, can easily be applied to noncommutative algebras. In particular, their application to the almost commutative case singles out the algebra corresponding to the standard model among a restricted number of cases [7, 10] as the smallest algebra which satisfies the requirements.
The other side has to do with the spectral nature of the action. The spectral action principle [11] puts gauge theories, such as the standard model, on the same geometrical footing as general relativity deriving a Lagrangian from a noncommutative spacetime, making it possible unification with gravity. The principle is purely spectral, based on the regularization of the eigenvalues of the Dirac operator and of its fluctuations, and the action could be derived from its fermionic counterpart via the renormalization flow in the presence of anomalies [17, 18, 19].
In [7] (see also [10, 20]) this noncommutative model was enhanced to include massive neutrinos and the seesaw mechanism. The most remarkable result is the possibility to predict the mass of the Higgs particle from the mass of the other fermions and the value of the unification scale, but there are also cosmological predictions based on the spectral action, for example in [21, 22, 23].
Schématiquement, l'application de la géométrie non commutative au modèle standard présente deux volets. D'un côté, il y a la contrainte mathématique liée au fait qu’un espace topologique ait une structure de variété. Cela donne un ensemble de contraintes algébriques [9] qui concernent à la fois l'algèbre des fonctions définies sur l'espace - qui sont représentées comme des opérateurs bornés sur un espace de Hilbert idoine - et un opérateur de Dirac (généralisé) auquel s’ajoutent deux autres opérateurs de conjugaison de charge et de chiralité. De par leur nature même, ces contraintes peuvent facilement être transposées aux algèbres non commutatives. En particulier, leur application au cas presque commutative singularise l'algèbre du modèle standard parmi un nombre restreint de cas [7, 10] comme la plus petite algèbre qui satisfait à ces exigences.
La nature spectrale de l'action constitue le second volet. Le principe de l'action spectrale [11] embrasse les théories de jauge comme le modèle standard et la relativité générale dans le même cadre géométrique et permet de dériver un Lagrangien à partir d'un espace-temps non commutatif ce qui rend possible l'unification avec la gravité. Le principe est purement spectral, basé sur la régularisation des valeurs propres de l'opérateur de Dirac et de ses fluctuations, et l'action pourrait découler de la partie fermionique de cet opérateur via le flot de renormalisation en présence d'anomalies [17, 18, 19].
Dans [7] (voir aussi [10, 20]), ce modèle non commutatif a été raffiné pour inclure des neutrinos massifs et le mécanisme de bascule (see-saw). Le résultat le plus remarquable est la possibilité de prédire la masse du boson de Higgs à partir de la masse des autres fermions et de la valeur de l'échelle d’unification, mais il y a également des prédictions cosmologiques basées sur l'action spectrale, par exemple dans [21, 22, 23].
Ibid.
Une grande symétrie d'un nouveau genre se cache-t-elle derrière la brisure spontanée de la symétrie électrofaible?
Voyons maintenant en quoi cet article pourrait marquer une avancée dans la modélisation spectrale et noncommutative d'un espace-temps "augmenté" où s'unirait géométriquement les quatre interactions fondamentales connues.
In the context of the spectral action and noncommutative geometry approach to the standard model, we build a model based on a larger symmetry. This symmetry satisfies all the conditions to have a noncommutative manifold, and mixes gauge and spin degrees of freedom and does not introduce extra fermions. With this grand symmetry it is natural to have the scalar field necessary to obtain the Higgs mass in the vicinity of 126 GeV. The spectral action breaks the grand symmetry to the standard model algebra. This breaking also gives the spin structure of spacetime as broken symmetry.
Dans le cadre de l'approche noncommutative du modèle standard basée sur la géométrie du même nom et le principe d'action spectrale, nous construisons un modèle fondé sur une symétrie élargie. Cette symétrie remplit toutes les conditions pour être compatible avec la construction d'un espace non commutatif et a la particularité de mêler les degrés de liberté de spin et de jauge sans introduire de fermions supplémentaires. Avec cette grande symétrie, le champ scalaire nécessaire pour garantir une masse du Higgs voisine de 126 GeV apparaît naturellement. L'action spectrale brise cette grande symétrie pour la réduire à celle du modèle standard. Ce mécanisme explique aussi la "structure spinorielle" de l'espace-temps comme résultant d'une brisure de symétrie.
Ibid.
Dans notre traduction nous avons employé l'expression "structure spinorielle" qui a une signification bien précise en mathématiques, aussi pour essayer de réduire l'ambigüité, découvrons ce que les auteurs physiciens entendent par là :
A spin structure means that the vectors in this Hilbert space transform in a particular representation under the “Lorentz” group. Since we are in the Euclidean case this is SO(4). We now show that the presence of the free Dirac operator∂causes a symmetry breaking phenomenon which reduces the algebra AG → AF. The presence of the Majorana coupling and the σ field also appear at this stage ... we will show first how the Majorana coupling at high scale gives the σ [scalar] field, which breaks the left-right symmetry and gives two copies of the standard model, and then how the∂part ensures that there are not two copies.
Le terme de structure spinorielle se rapporte au fait que les vecteurs de l'espace de Hilbert dont il est ici question se transforment suivant une représentation particulière du groupe de "Lorentz". Puisque nous travaillons dans le cadre d'une signature euclidienne il s'agit du groupe SO(4). Nous allons montrer que la présence de l'opérateur de Dirac libre∂induit une brisure de symétrie qui réduit l'algèbre AG → AF. La présence du couplage de Majorana et du champ σ apparaissent également à ce stade ... nous montrerons d'abord comment le couplage de Majorana à haute énergie donne le champ [scalaire] σ, lequel est responsable de la brisure de la symétrie gauche-droite qui donne deux copies du modèle standard, puis comment la structure de l'opérateur∂empêche un tel doublement.
Ibid.
Pour contextualiser un peu l'émergence de cette possible grande symétrie il faut rappeler qu'à l'heure actuelle une partie (encore?) importante de la communauté des physiciens des particules espère voir les premiers signes d'une autre symétrie élargie : la supersymétrie, qui repose elle aussi de façon fondamentale sur le spin des particules élémentaires mais qui prévoit un doublement effectif de leur nombre. On peut noter également que l'une des grandes questions formelles que soulève cette supersymétrie est justement la nature du mécanisme qui explique qu'elle soit brisée! A l'inverse, la grande symétrie et son mécanisme de brisure propre apparaîssent de façon naturelle dans le cadre spectral noncommutatif, comme c'était le cas pour le champ de Higgs d'une certaine manière ...
Où se trouve aujourd'hui la nouvelle frontière en physique des particules, comment l'atteindre et quand ?
Où se trouve aujourd'hui la nouvelle frontière en physique des particules, comment l'atteindre et quand ?
Pourrons nous un jour observer une manifestation expérimentale indubitable du champ scalaire σ ou des couplages de Majorana évoqués précédemment? Est-ce que le caractère léger du boson de Higgs et massif des neutrinos peuvent déjà être considérés globalement comme un élément de preuve ou un indice de la validité de la théorie spectrale précédente? Le boson de Higgs réellement détecté n'est-il pas en effet issu d'un mélange du champ de Higgs et du champ scalaire σ et ce dernier n'est-il pas responsable de la composante dite de Majorana des neutrinos qui les rend massifs?
Recently, in [24] the noncommutative geometry model was enhanced to also overcome the high energies instability of a Higgs boson with mass around 126 GeV, in addition to predicting the correct mass. This is done ruling out the hypothesis of the “big desert” and considering an additional scalar field that lives at high energies and that gives mass to the Majorana neutrinos.
Ibid.
Ali H. Chamseddine, Alain Connes Resilience of the Spectral Standard Model (août 2012)
Si les deux extraits précédents alimentent le débat, il est probablement trop tôt pour espérer trouver une réponse explicite à notre question sur la toile.
Quoiqu'il en soit cette interrogation trouve un écho dans la lecture des premiers articles sur le mécanisme (A)BEHHGK de brisure spontanée de la symétrie électrofaible publiés il y a environ cinquante ans. Même si l'observation est probablement naïve on ne peut s'empêcher d'être frappé par le peu d'attention porté alors à ce qu'on appelle aujourd'hui la particule de Higgs dans ces articles, exceptés ceux d'Anderson et ... Higgs!
L'accès aux échelles d'énergie toujours plus hautes (au delà de la dizaine de TeV) est techniquement de plus en plus difficile. On a déjà évoqué ailleurs la solution qui consiste à pointer (installer) les détecteurs de particules vers (dans) le ciel pour profiter des astro-accélérateurs naturels et des sources d'astroparticules qui se cachent plus ou moins dans l'Espace et sont responsables de la pluie de rayons cosmiques qui arrose la Terre en continue. La physique des astroparticules porte en elle beaucoup d'espoir mais pour le moment encore les résultats ne semblent pas conclusifs.
Un ailleurs noncommutatif : entre infiniment petit et infiniment grand, entre local et global ?
Si d'aucuns s'interrogent sur la pertinence des paramètres "énergie sombre" et "matière noire" du modèle cosmologique standard c'est peut-être pour ce qu'on veut en faire; à savoir s'attaquer à des problèmes qui mettent en jeu simultanément l'infiniment petit et l'infiniment grand en faisant appel à deux théories dont on doute - ou au mieux on ignore - si elles sont compatibles (théorie quantique des champs et relativité générale). Dans ce contexte on pourrait espérer que le caractère noncommutatif du modèle spectral en fasse un outil de choix pour ce genre de problèmes dans la mesure où son formalisme est par nature non-local donc potentiellement apte à mieux décrire les liens mystérieux qui unissent les deux infinis ainsi que le local et le global. Il reste donc à mieux voir et/ou entendre les espaces noncommutatifs ...
Si d'aucuns s'interrogent sur la pertinence des paramètres "énergie sombre" et "matière noire" du modèle cosmologique standard c'est peut-être pour ce qu'on veut en faire; à savoir s'attaquer à des problèmes qui mettent en jeu simultanément l'infiniment petit et l'infiniment grand en faisant appel à deux théories dont on doute - ou au mieux on ignore - si elles sont compatibles (théorie quantique des champs et relativité générale). Dans ce contexte on pourrait espérer que le caractère noncommutatif du modèle spectral en fasse un outil de choix pour ce genre de problèmes dans la mesure où son formalisme est par nature non-local donc potentiellement apte à mieux décrire les liens mystérieux qui unissent les deux infinis ainsi que le local et le global. Il reste donc à mieux voir et/ou entendre les espaces noncommutatifs ...
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