samedi 30 novembre 2013

Doit-on parler d'énergie noire et de matière sombre ... (ou l'inverse) ?

Comment traduire "dark energy" et "dark matter" ? 
Voilà une question que le blogueur (qui est aussi professeur de sciences physiques en anglais dans une section européenne de la région Parisienne ;-) se pose depuis longtemps. A priori l'adjectif "dark" n'a pas de raison de se traduire autrement que par sombre ; pourtant la version française de l'encyclopédie collaborative en ligne wikipédia, si elle dispose bien de l'entrée énergie sombre a par contre opté pour la terminologie matière noire pour définir ce que les anglo-saxons désignent par dark matter. 


Le commentaire d'une physicienne des particules, blogueuse et aussi canadienne francophone   
L'expression matière noire est aussi employée spontanément par Pauline Gagnon dans son billet "La matière noire conserve tout son mystère" publié sur le blog Quantum Diaries. Quand on l'interroge sur son choix terminologique elle déclare pourtant :
... je devrais être plus rigoureuse et utiliser la même terminologie dans les deux cas: matière sombre et énergie sombre. Je le ferai à l’avenir pour éviter la confusion.
Pauline Gagnon, réponse à un commentaire, 18 mars 2013

Une réponse tirée d'un dictionnaire étymologique d'astronomie écrit par un astrophysicien iranien de l'observatoire de Paris
Changeons maintenant un peu sinon de communauté scientifique du moins de spécialité et voyons le point de vue d'un astrophysicien, en l'occurrence celui de Mohammad Heydari-Malayeri auteur d'un intéressant dictionnaire en ligne des termes employés en astronomie :
dark energy : anglais / کاروژ ِ تاریک (kâruž-e târik) : persan / énergie noire : français 
A hypothetical form of energy that fills all the space and tends to increase the rate of expansion of the Universe. Assuming the existence of dark energy is a way to explain recent observations that the Universe appears to be expanding at an increasing rate (accelerating Universe). Dark energy seems to be a kind of anti-gravity force and is supposed to be related to vacuum energy. Where gravity pulls things together at the more local level, dark energy tears them apart on the grander scale. The acceleration equation, one of Einstein's equations for the homogeneous Universe, indicates that if the Universe is accelerating, the pressure of the driving component should be strongly negative. The dark energy density relates to the cosmological constant via: ρLambda = Λc2/(8πG), where G is the gravitational constant and c the  speed of light. The first indication of dark energy was provided by the observation of  Type Ia supernovae. Other probes of dark energy are: baryon acoustic oscillations, weak gravitational lensing, and clusters of galaxies. In the standard model of cosmology, dark energy currently accounts for almost 74% of the total mass-energy of the Universe. Two proposed forms for dark energy are the cosmological constant and exotic component such as quintessence. 
Forme d'énergie hypothétique qui remplit tout l'espace et tend à augmenter le taux d'expansion de l'Univers. L'hypothèse de l'existence de l'énergie noire est une manière d'expliquer les observations récentes selon lesquelles l'Univers semble être en expansion à un rythme croissant (accélération de l'expansion de l'Univers). L'énergie noire semble être une sorte de force anti-gravitationnelle et elle est censée être liée à l'énergie du vide. Lorsque la gravité attire les objets ensemble au niveau le plus local, l'énergie noire les éloignent les uns des autres à plus grande échelle. L'équation d'accélération, l'une des équations d'Einstein pour l'univers homogène, indique que si l'expansion de l'Univers s'accélère, la pression de l'élément moteur de cette expansion devrait être fortement négative. La densité de l'énergie noire est liée à la constante cosmologique par l'égalité ρLambda = Λc2 / ( 8πG ) où G est la constante gravitationnelle et c la vitesse de la lumière. Le première indice de l'énergie noire a été fourni par l'observation des supernovae de type Ia. D'autres tests de l'énergie sombre sont : les oscillations acoustiques baryoniques, l'effet de lentille gravitationnelle faible et les amas de galaxies. Selon le modèle standard de la cosmologie, l'énergie sombre représente aujourd'hui près de 74 % de la masse - énergie totale de l'Univers . Il y a au moins deux formes possibles d'énergie sombre : la constante cosmologique et une composante exotique comme la quintessence.

dark matter / ماده‌ی ِ تاریک      (mâdde-ye târik) / matière noire
Matter that has no radiation and therefore cannot be detected directly, but whose presence can be inferred from dynamical phenomena produced by its gravitational influence. The existence of dark matter is deduced mainly from the rotational speeds of galaxies, velocities of galaxies in clusters, gravitational lensing by galaxy clusters, and the temperature distribution of hot gas in galaxies and clusters of galaxies. Dark matter plays also a central role in cosmic structure formation. There exists a large number of non-baryonic dark matter candidates. They include, the hypothetical stable particles WIMPs, neutralinos, axions, gravitinos, etc. Among unstable candidates are gravitinos with mild R-parity violation and sterile neutrinos. See also baryonic dark matter, dark matter candidate.
The concept of dark matter was first introduced by J.H. Oort (1932, Bull. Astron. Inst. Netherlands, 6, 249), who studied the vertical motions of the stars in the solar neighborhood and found that the visible matter could account for at most 50% of the derived surface density.

Matière qui n'interagit pas avec le rayonnement et ne peut donc pas être détectée directement, mais dont la présence peut être déduite des phénomènes dynamiques produits par son influence gravitationnelle. L'existence de la matière noire se déduit essentiellement de la vitesse de rotation des galaxies, les vitesses des galaxies dans les amas, les effets de lentille gravitationnelle par des amas de galaxies, et la distribution de température de gaz chaud dans les galaxies et  les amas de galaxies. La matière noire joue également un rôle central dans la formation des grandes structures cosmiques. Il existe un grand nombre de candidats potentiels pour la matière noire non-baryonique. On compte parmi eux les hypothétiques particules stables WIMPs, les neutralinos, les axions, les gravitinos ... etc. Parmi les candidats instables on trouve les gravitinos avec violation douce de la R-parité et les neutrinos stériles. Voir aussi matière noire baryonique, candidats pour la matière noire.
Le concept de la matière noire a été introduit par JH Oort (1932, Bull. Astron. Inst. Netherlands, 6, 249) qui a étudié les mouvements verticaux des étoiles dans le voisinage du Soleil et a constaté que la matière visible ne pouvait représenter au maximum que 50% de la densité de surface modélisée.

On voit que le choix de traduction fait par cet astrophysicien est exactement antithétique à celui de la physicienne des particules précédemment citée ! 

Le résultat algorithmique (à paradigme statistique) d'un automate de traduction en ligne global (américain) 
Le précédent dictionnaire étant rédigé en anglais, la traduction proposée ici a donc été faite par moi selon un protocole utilisé assez systématiquement sur mes blogs et qui consiste à faire d'abord traduire le texte automatiquement par l'outil informatique en ligne Google translate puis à amender le résultat, un peu comme on corrigerait un brouillon mais en veillant à revenir systématiquement au texte original pour avoir la liberté de reprendre complètement la structure syntaxique de la traduction automatique (quand elle ne me paraît retranscrire suffisamment bien le sens ou le style du texte source) ou pour simplement choisir un mot à la place de celui imposé par la machine. Ici justement il est intéressant d'observer que la réponse de translate.google est 
dark energy and dark matter = l'énergie sombre et la matière noire
Google Translate, translate.google.fr  30/11/2013
Pour connaître la raison probable du résultat fourni par l'automate précédent il faut savoir que derrière l'algorithme de traduction mis en jeu ici se cache un paradigme statistique :
Le paradigme statistique repose sur l’exploitation de corpus de traduction qui permettent de déterminer la traduction la plus fréquemment utilisée, par les spécialistes, pour une expression donnée. Cette technique a été vulgarisée par Google Translate :
Notre système adopte une méthode différente: d'une part, nous introduisons dans l'ordinateur des milliards de mots provenant de textes monolingues dans la langue cible; d'autre part nous ajoutons des textes mettant en parallèle les deux langues. Ces derniers sont créés à partir d'échantillons de traductions réalisées par des traducteurs professionnels. Nous appliquons ensuite des techniques d'apprentissage statistique pour créer un modèle de traduction. Nous avons obtenu d'excellents résultats dans le cadre d'évaluations réalisées dans ce domaine (ref). 
Roland Raoul KOUASSI, La problématique de la traduction automatique 2009 (?)

Le choix argumenté (subjectif et spéculatif) d'un blogueur périphysicien de France métropolitaine
En supposant que la traduction précédente est essentiellement calculée statistiquement on peut donc l'interpréter comme étant le reflet actuel d'un consensus. Le problème est que l'on ignore la nature exacte des acteurs de ce consensus et donc on peut gloser à l'infini sur leur compétence, leur légitimité ... etc.
Comme blogueur et donc désormais participant potentiel dans cette communauté d'acteurs je vais donc ici et maintenant exposer brièvement les raisons scientifiques qui motive mon propre choix qui se trouve être ... (par hasard ?) le même que celui de l'automate (il faut savoir vivre avec lui sans en avoir peur).

Commençons par une petite remarque d'ordre linguistique et stylistique : il me semble que si la répétition du même adjectif dark associés à energy et matter n'est pas très gênante en anglais, elle "sonne" un peu lourdement à mes oreilles de français métropolitain. Mais l'intérêt me semble-t-il d'employer deux qualificatifs distincts pour transcrire dark est avant-tout de nous donner à réfléchir sur les raisons qui justifieraient l'attribution des termes noire et sombre aux substantifs respectifs matière et énergie et pas l'inverse.

J'ai déjà eu l'occasion sur ce blog de présenter les arguments de Viatcheslav Mukhanov qui tendent à établir l'origine quantique de l'expansion accélérée passée de l'univers. Je pense donc qu'il est raisonnable de penser que la physique quantique est aussi un outil heuristique solide pour mieux comprendre l'accélération de l'expansion actuelle de l'univers. Aussi le choix du terme énergie sombre sous-entend pour moi adéquatement l'idée que ce paramètre cosmologique (qu'il décrive un nouveau champ quantique scalaire ou un terme d'énergie quantique du vide) s'inscrit dans un cadre phénoménologique où l'expérience a déjà montré le caractère plausible de la théorie qui se cache derrière le concept d'énergie noire. Signalons d'ailleurs que les physiciens qui ont mis en évidence cette accélération actuelle ont été récompensés du prix Nobel de physique 2011.

A l'inverse j'ai également relayé les doutes exprimés récemment par certains scientifiques (comme R. H. Sanders par exemple) sur la pertinence de la matière noire pour expliquer des anomalies dynamiques gravitationnelles à l'échelle galactique et au delà. Je pense donc que le paramètre cosmologique baptisé dark matter mériterait davantage le qualificatif de matière noire (il faudrait d'ailleurs préciser non baryonique et froide ou exotique) pour souligner le fait que la recherche de nouvelles particules, qui obéiraient aux lois connues de la gravitation classique sans se plier aux mêmes contraintes quantiques que celles imposées à la matière ordinaire (par les trois autres interactions fondamentales), s'est avérée infructueuse jusqu'à présent. De plus je ne peux m'empêcher de faire un hypothétique parallèle entre l'énigme de ce début de XXI siècle que représente la matière noire et l'énigme du spectre de rayonnement du corps noir auquel était confronté la physique de la fin du XIX siècle, problème qui fut résolu par l'hypothèse de Planck en 1900, laquelle marque la naissance du paradigme quantique. Il n'est pas impossible non plus que l'explication de la matière noire  réclame elle aussi un nouveau paradigme, d'où la justesse de la reprise du qualificatif noir ...

Brève tentative de décryptage historique de la traduction du couple dark matter et dark energy 
Historiquement le concept de dark matter a été forgé par les astrophysiciens bien avant celui de dark energy. Cela explique peut-être le fait que la traduction littérale de matière sombre ait été adoptée depuis longtemps par la communauté scientifique francophone. La notion beaucoup plus récente traduite par énergie noire doit peut-être son nom français à la volonté d'éviter simplement la répétition de l'usage de l'adjectif sombre déjà pris.

En guise de conclusion (ajout du 18/12/13)
La traduction française des termes dark matter and energy qui rendrait le mieux compte de l'état d'avancement insuffisant de la recherche scientifique et de la réflexion épistémologique sur ces questions est probablement quelque chose comme matière et énergie obscures.

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