samedi 25 août 2012

Comment éviter que la physique ne perde le Nord ?

Le Bon, la Brute et le Truand ou ...
... le mathématicien, l'ingénieur et le théoricien (et toutes leurs permutations)
Le blogueur ayant blogué tout l'été il est bientôt temps que la fourmi qui sommeille en lui le rappelle à d'autres tâches, aussi allons nous tenter de conclure pour un temps sur le vaste sujet abordé (explicitement) depuis notre avant-dernier billet en proposant une réponse à la question en titre de ce billet.
Pour résumer à grands (gros) traits la situation (et notre argumentation) et en nous plaçant dans la perspective (le référentiel ;-) d'un "esprit français" (un peu caricatural) épris de mathématique, de sciences et de techniques (... mais aussi de philosophie), nous avons identifié sur la scène de la physique fondamentale actuelle trois personnages : Alain Connes, le LHC et Edouard Witten. 
Le premier est un mathématicien qui revendique ses deux amours : les mathématiques et la physique comme le montre l'extrait que voici de la fin de cet entretien :
Do you have a preference for mathematics over physics?
“My heart lies with both.”
Est ce que les deux disciplines le lui rendent bien ? La question se pose; toujours est-il qu'il a déjà une médaille Fields pour ses accomplissements en mathématiques mais ses relations avec les physiciens sont plus difficiles, du moins la majorité était encore dubitative il y a peu sur son modèle spectrale si l'on en juge par exemple par ce billet posté sur le blog parisien de physique des particules Résonaances. Précisons qu'il n'est pas seul à travailler sur l'application de la géométrie non commutative (GNC) à la physique, d'autres chercheurs empruntent d'autres voies (plus étroites?) avec un formalisme voisin. A titre d'exemple on peut citer Raimar Wulkenhaar dont un article résume très bien dans son introduction les accomplissements de la GNC en physique et leurs auteurs.  Reste à savoir si derrière l’alambic  non-commutatif et son formalisme discursif qui distillent le modèle standard et le lagrangien d'Einstein-Hilbert se cache le bon condenseur apte à offrir au physicien des perles de prédictions réfutables et originales.
Le LHC lui, est un accélérateur de particules muni de quatre remarquables détecteurs dont deux : ATLAS et CMS se sont déjà illustrés comme tout le monde le sait par la découverte expérimentale du boson de Higgs. Il (m')est impossible de rendre justice à tous les ingénieurs (et) physiciens impliqués dans la construction, la mise en service et le pilotage de ce vaisseau-cathédrale, Himalaya de hautes technologies. Pour avoir une petite idée de l'ampleur de la tâche accomplie on peut regarder cette présentation de Franck Hartmann. Sur le premier transparent on y voir ce dernier posant à côté du centre du détecteur CMS avec un phylactère annonçant fièrement :
This is somehow "my" detector, I spent 12 years with it
Soit en substance : voici mon bébé que j'ai passé douze ans à construire !

Notre troisième larron n'est autre qu'Edouard Witten, l'un des plus renommé et récompensé physicien théoricien américain contemporain (comme on l'a vu dans un billet précédent). C'est l'un des grands participants de la théorie des cordes dont il a construit une partie et transporté les outils dans le champ des mathématiques pures avec une efficacité telle que d'aucuns s'interrogent comme Brendan Goldsmith (dans ce panel de discussions) sur la déraisonnable efficacité de la physique dans les mathématiques d'aujourd'hui, renversant ainsi les termes de la célèbre formule d'Eugène Wigner ! Mais c'est un autre débat que nous poursuivrons ailleurs. Celui qui nous concerne ici et maintenant consiste à s'interroger sur l'efficacité de la théorie des cordes pour la physique fondamentale, celle qui passe non par l'évaluation d'un formidable outil de calculs plus ou moins formels et d'une machine (quantique et chamanique) à produire des conjectures (générer des visions ou des intuitions) mais celle qui se doit de passer sous les Fourches Caudines de la mesure expérimentale. On a vu que le débat n'est pas tranché et que des questions se posent sur sa pertinence même tant la guerre entre les Pour et les Contre semble être longue pour ne pas dire un peu vaine. Les adversaires sont sûrement trop confinés dans leurs tranchées respectives et c'est une guerre de position forcément statique comme on peut en juger en comparant ce billet-ci de Peter Woit (2004) et celui-là de Lubos Motl (2012), 8 ans les séparent et la même déclaration attribuée à Witten par Motl y résonne toujours et encore (dans une bouteille à moitié vide ou à moitié pleine ?) : 

String theory [is] underestimated even by the enthusiasts
Soit : la théorie des cordes [est] sous-estimée même par les enthousiastes

Alors la guerre des cordes n'est-elle qu'un plaisant feuilleton qui permet de découvrir les enjeux sociologiques (chez Woit) et les questions techniques de la physique fondamentale (chez Motl)? Et la géométrisation non commutative n'a-t-elle pas aussi ses enthousiastes et ses détracteurs qui suivent attentivement ou non ses développements, doutent de ses succès, commentent ses échecs où se réjouissent de sa résilience ?
L'attribution du prix de la physique fondamentale a plusieurs cordistes est une occasion de plus pour les uns et les autres de se lamenter ou de se réjouir. Un minimum de compétences interculturelles doit nous garder de ne voir dans l'apparition soudaine de cette nouvelle récompense qu'une manifestation ostentatoire, un peu "nouveau riche", d'un milliardaire russe. Après tout dans les temps de crise économique actuelle et de restriction des budgets de recherche, est-ce ne céder qu'à la pensée capitaliste dominante que de croire en l'intérêt d'un mécénat privé pour la recherche ? C'est une question de philosophie politique plutôt générale. Naturellement on peut spéculer sur les raisons du choix des lauréats mais attendons l'année prochaine, pour voir d'abord si le Prix de la Physique Fondamentale existe toujours et ensuite qui et quel type de théories il mettra en valeur. Une autre question fondamentale est posée par ce prix, il s'agit de la valorisation explicite de la spéculation. Rien de plus naturelle que cette idée ait germée dans l'esprit d'un homme qui comme le rapporte The Economist a d'abord étudié la chromodynamique quantique à l'Institut de Physique de l'Académie des Sciences russes (FIAN, 4 prix Nobel)  avant de s'enrichir en créant de l'argent grâce à la spéculation sur le rôle présent et à venir des réseaux sociaux... On peut certes regretter la concurrence ainsi faite au prix Nobel qui a d'ailleurs réduit le montant de sa récompense pécuniaire crise oblige. Pourtant ce dernier prix n'est pas exempt de reproche non plus : les choix et les biais de son jury sont parfois discutés. Son mérite avant tout comparé au prix de la physique fondamentale est de ne reconnaître que les découvertes confirmées expérimentalement  Le problème de fond est là , y a-t-il une légitimité, un intérêt actuel à valoriser les idées spéculatives en physique ? Voilà une question philosophique intéressante, a-t-elle sa place et peut-elle être débattue efficacement dans la communauté des physiciens ? Je crois que oui si on fait appel à une autre dimension de l'espace : la quatrième bien sûr et pour cela je vais convoquer après le mathématicien, l'ingénieur et le physicien ... le phénoménologiste !

Athos, Porthos, Aramis ... et D'Artagnan (ne jamais oublier que Les Trois Mousquetaires sont en fait ... quatre) !
Si la phénoménologie est une branche connue de la philosophie c’en est une aussi (moins connue?) de la physique. Tentons une analogie pour la présenter. Pour marcher la physique a besoin de ses deux jambes : la théorie et l'expérience; dans notre vision le mathématicien et le physicien sont les deux parties de la première jambe, la seconde est formée de l'association de l'ingénieur et du phénoménologiste. Naturellement pour que la dynamique de cette marche soit harmonieuse et véloce il faut faire travailler les articulations entre ses différentes parties ! 
En quoi consiste précisément le travail d'un phénoménologiste ? Il s'agit d'observer et d'analyser les données de l'expérience et d'en tirer toute la substantifique moelle en construisant des théories effectives (et non pas fondamentales) et en les testant à nouveau avant d'en reconstruire de plus fines, bref un travail de sisyphien ! Pour avoir une idée plus précise de comment construire des théories effectives je vous laisse découvrir ce remarquable exposé didactique de James D. Wells. 
Nous avons donc notre homme, le phénoménologiste, pour répondre à la question du jour : après avoir tourner la tête à l'Est et à l'Ouest, quoi de mieux pour ne pas perdre le Nord que de chercher par défaut le Sud le dernier point cardinal ! Il ne faut pas croire que la problématique soulevée par la théorie des cordes, la supersymétrie et le LHC n'est qu'une vague question légèrement métaphysique pour reprendre le terme d'une émission radiophonique d'Etienne Klein. Cet article du même Wells au titre plein de promesses (Comment trouver un monde caché au LHC) met l’accent sur le point essentiel en n'hésitant pas à déclarer :

The LHC is just as much a philosophy experiment as a physics experiment. The impacting issue is “To what degree can humans discern nature from pure thought?” Arguably we have had some success already in the past, but would anything in the past compare, for example, to postulating that supersymmetry cures the hierarchy problem if it turns out to be correct? It would certify that humans can see around the corner and discern deep new principles into the energy frontier. If we get that right, no idea would be too esoteric, and no scale would be too remote or inaccessible for humans to discuss with confidence and expectation for understanding.
 soit (en espérant ne pas trahir sa pensée) :
Le LHC est autant une expérience de philosophie qu'une expérience de physique. La question de ses répercussions est "Jusqu'à quel point l'Homme peut comprendre la nature par la pensée pure ?" On peut dire que nous avons déjà eu certains succès par le passé, mais y a-t-il quoi que ce soit dans l'Histoire de la physique qui serait comparable à l'éventuel succès de la supersymétrie à corriger le problème de la hiérarchie ? Ce succès certifierait que l'Homme peut en ne voyant que la physique de basse énergie discerner les principes profonds de celles aux plus hautes énergies concevables. Si nous obtenons ce droit, aucune idée ne serait trop ésotérique, et aucune échelle ne serait trop éloignée ou inaccessible pour permettre à l'Homme de discuter avec confiance et espoir sur la compréhension du Monde.
Cette affirmation datée de 2008 fait apparaître au grand jour l’enjeu (de taille) du LHC.
On pourrait la prolonger en paraphrasant Neil Armstrong(*) : le 4 juillet 2012 est le dernier grand pas franchi vers la complétion du Modèle Standard, mais c'est peut-être aussi le premier (petit?) pas vers un nouveau modèle de la physique fondamentale ...
On pourrait ajouter  ... et un pas clair vers une  pratique (philosophique) efficiente des sciences. En effet les démarches empruntées par les cordistes et les autres théories alternatives sont assez différentes. Pour résumer à l'excès disons que Witten et ses collaborateurs explorent avec des outils de physiciens un vaste champ conjectural des possibles mathématiques tandis que Connes et les siens raffinent avec des outils de mathématiciens le vaste champ des théories physiques validées expérimentalement.

Voilà donc une (première) odyssée qui s'achève, en espérant avoir su parcourir les quatre points cardinaux (puisque la boussole est mon pays). Je souhaite une bonne Rentrée à toutes les lectrices et lecteurs de blogs.

On peut ralentir (la pensée théorique qui voyage à la vitesse de) la lumière par la réfraction(interaction dans le réel) et non la spéculation(réflexion sur le virtuel).   
signé : le protophilosophe et le périphysicien anonymes en hommage à une de leurs meilleures sources d'inspiration Jean Marc Lévy-Leblond.
(* : addendum in memoriam)


2 commentaires:

  1. Bonjour, merci de vos contibutions pour la mise en perspective de ces théories.

    Pour ce qui est de votre premier paragraphe sur Alain Connes il y' a ce lien http://www.noncommutativegeometry.nl/wp-content/uploads/2013/10/ConnesLeiden.pdf
    en anglais hélas qui permet de résumer je pense l'état des recherches en GNC.
    Je l'ai trouvé sur le nouveau site http://www.noncommutativegeometry.nl/slides/

    Si vous pouviez nous éclairer à ce sujet je vous remercie vivement.

    cordialement

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  2. Bonjour à vous et puisque je découvre votre commentaire ce 1er janvier 2014 permettez moi de vous souhaiter mes meilleurs vœux pour la nouvelle année !
    Vous avez parfaitement raison de pointer l'attention de tous vers le site que vous mentionnez. J'espère qu'il permettra non seulement d'augmenter la visibilité des développements de la géométrie spectrale non commutative en physique mais aussi qu'il facilitera l'accessibilité de cet outil mathématique et surtout favorisera la diffusion des concepts originaux qu'il permet de dégager. Pour ma part je continuerai à relayer (et serai ravi de transcrire en français pour vous) les informations qu'on y trouve dans la mesure de mes moyens, comme j'essaye de le faire depuis le début mais sur un autre blog (http://quantumostinato.blogspot.fr/2013/08/a-la-recherche-de-la-communaute.html). Bonnes lectures, bonnes réflexions et au plaisir de partager à nouveau un peu de savoir ou d'information.

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