jeudi 30 août 2012

Le physicien et le philosophe ou le rasoir et le tournevis

Quel(s) outil(s) manquai(en)t à la physique pour trancher dans le lard des questions philosophiques ? le Laser bien sûr (et un peu plus d'esprit des Lumières)!

J'espère ne pas avoir laissé l'impression fausse dans la fin du billet précédent que les questions que les philosophes et les historiens nous apprennent à se poser au sujet de l'interprétation de la mécanique quantique sont sans intérêt. Je vais essayer de le prouver de la manière qui suit.
On pourrait passer du temps à critiquer ad hominem l'inachèvement des travaux de tel physicien, de telle école nationale ou idéologique ou encore des recherches en cours sur le sujet; je laisse cette tâche "hazardeuse" à d'autres, à l'ouest ou à l'est d'ici (que le lecteur familier me pardonne cette prétérition / répétition). Je voudrais plutôt rappeler les progrès significatifs qui ont été accomplis dans le champ expérimental sur la compréhension de la mécanique quantique. Il y a pour commencer la validation expérimentale des inégalités de Bell au début des années 80, avec en France les travaux d'Alain Aspect et Philippe Grangier. Il y a ensuite l'observation de la décohérence quantique avec entre autres travaux remarquables ceux de Serge Haroche et ses collaborateurs sur l'observation de "chats de Schrödinger" effectivement morts "et" vivants (mais sans qu'aucun animal ne soit blessé). Pour le début des année 2000 on ne peut pas omettre la démonstration expérimentale par Anton Zeilinger et ses collaborteurs des troublantes propriétés des photons et cette récente expérience française.
Une question vient alors à l'esprit : pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que tant d'interrogations traduites formellement avec soin (des inégalités de John S. Bell à celles d'Anthony Leggett) ne commencent à trouver de réponses expérimentales que plus de cinquante ans après l'article fondateur de Born sur l'interprétation probabiliste de la mécanique quantique? La réponse est peut-être dans ce texte de Eric Picholle qui décrit l'avènement du Laser comme une ingénierie quantique impensable sans la construction de ponts entre physiciens fondamentalistes et ingénieurs, construction qui nécessite autant de lever des barrières que d'apporter des pierres. 
C'est bien la technologie Laser qui a fait faire un bon en avant extraordinaire à la physique fondamentale avec son apparition dans les années 50 puis ses développements dans la décennie 60 avant l'explosion de ses applications par la suite. Les deux prix Nobel en physique quantique de l'école française : Alfred Kastler (1966) et Claude Cohen-Tanoudji (1997) en sont des preuves éclatantes!  Et les travaux d'Aspect, Grangier, Haroche et tous les enfants de cette école n'existeraient tout simplement pas sans laser l'outil par excellence de l'optique quantique
Picholle rappelle bien comment les concepts théoriques pour la compréhension du laser étaient pour ainsi dire tous réunis à la fin des années 20 (il convoque des figures méconnues comme Richard Tolman aux Etats-Unis ou Léon Brillouin en France). Peut-être que des progrès dans l'ingénierie électrique restaient à faire et le seront plus tard grâce à la mobilisation de moyens humains et financiers considérables pendant la seconde guerre mondiale, mais ce n'est pas la seule raison d'un tel délai.  L'article met en lumière la pétition méthodologique de principe d'une majorité des premiers quanticiens contre les tentatives d'un Einstein ou d'un Louis de Broglie pour proposer des visions semi-classiques ou des métaphores accessibles aux scientifiques d'autres horizons. Il pose ensuite la question cruciale suivante:
La difficulté des nouveaux concepts, la lourdeur du formalisme associé suffisent-elles à expliquer la lenteur de leur appropriation par le reste de la communauté scientifique et de l'émergence de leurs applications, quand tout l'art de l'inventeur consiste souvent à concrétiser des intuitions informelles
Je pense que cette question se pose de nouveau aujourd'hui avec l'émergence de l'informatique quantique, discipline dont se réclame les travaux évoqués dans le billet d'hier et qui  suscite énormément de publications tant spéculatives que concrètes. D'aucuns hésitent encore gentiment entre les termes physique expérimentale sur les fondements de la mécanique quantique et physique récréative de l'intrication quantique. Le risque est là aussi, dans cette pléthore de résultats annoncés parfois à grand renfort de mots ou de phrases chocs, qu'on se gausse (qu'on s'agace) des erreurs parfois grossières (souvent cachées dans un formalisme abscons), qu'on s'interroge sur l'impatience voire la prétention des uns à appliquer le premier algorithme quantique, des autres à réaliser le plus grand ordinateur du même nom. Je pense néanmoins qu'il est sage d'avoir en mémoire cette citation de Gilbert Simondon, toujours dans le même article:
Il y a des techniciens et des prêtres, il y a des savants et des hommes d'action : la charge de magie originelle qui permet à ces hommes d'avoir quelque chose en commun et de trouver une manière d'échanger leurs idées réside dans l'intention esthétique.
Je remercie donc la philosophie en générale et celles des sciences et des techniques en particulier d'exister.



Rendons maintenant (grâce) à la langue allemande ce qui lui appartient [et appartient aussi un peu à la philosophie et l'histoire des sciences]
Voici donc un extrait de l'article de Max Born de 1926 (tiré d'un cours de Ulrich Hohenester) qui donne pour la première fois l'interprétation probabiliste de la racine carrée du module de la fonction d'onde:

Verstehen Sie nur Bahnhof (*) ? Si vous n'y pigez que dalle alors lisez la traduction par G. Frick tirée de Sources et évolution de la physique quantique de J. Leite Lopes et B. Escoubès:
... Si l'on interprète ces résultats en  terme corpusculaire, Ψ donne la probabilité [Remarque lors de la correction des épreuves: une réflexion plus approfondie montre que la probabilité est proportionnelle au carré du module de Ψ] pour que l'électron venant de la direction z soit envoyé dans une autre direction ...
Notez bien la saveur de cette remarque entre crochets faite - comme a posteriori - après la correction des épreuves de l'article pour sa publication finale, les historiens s'accordent pour dire qu'elle contient l'information essentielle du texte! Et si  Max Born c'était simplement amusé à illustrer cette formule si familère à la langue allemande:
Encore une fois semble-t-il le diable est dans les détails. Quant-à l'interprétation statistique de la mécanique quantique (et non pas de la fonction d'onde), je vous laisse lire la conférence Nobel de 1954 de Born, avant d'en reparler un autre jour.



(*) J'ai découvert cette étonnante expression idiomatique dans une gare à Cologne alors que j'étais post-doc en Allemagne. Je dédicace chaleureusement ce billet à Manfred Bayer et à sa vaillante équipe du département 2a de physique expérimentale de l'université de Dortmund en les remerciant de leur accueil; j'aurai aimé y faire un travail plus significatif cher Manfred.


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