mardi 4 juin 2013

Le quantique : c'est magique? Disons plutôt non-commutatif, avec un petit quelque chose en plus ...


La semaine (voir la nuit) où fut créée la mécanique quantique par un certain Heisenberg

Comme le raconte Ivan Todorov  voilà tout juste 88 ans, au début du mois de juin 1925 un jeune scientifique de vingt-quatre ans réfléchit à la théorie quantique et met ses pas dans ceux d'illustres ainés : Planck, Einstein, Bohr, de Broglie ...

... Creating quantum mechanics  
The moment of truth comes to Werner Heisenberg in June 1925. After a year in Copenhagen working together (and struggling) with Hendrik Kramers (1894-1952) and Wolfgang Pauli (1900-1958), another student of Sommerfeld’s, in the young entourage of Bohr, he spends a month of inconclusive work (while lecturing) in Göttingen. Seeking relief from an attack of hay fever he ends up alone on the tiny island of Helgoland in the North Sea, off the German coast. There, away from busy theorists (and any other people for that matter), he has the decisive idea that opened the way to a consistent theory of the atom. He is excited but not quite sure of himself. While mailing a copy of his manuscript to Pauli (on July 9) and handing his only other one to Max Born (1882-1970), his Göttingen mentor, he writes to his father: “My own work is not going at the moment especially well...”. He does not mention his latest results while lecturing in Cambridge, later in July. Born is, by contrast, fascinated by the article of his young assistant and forwards it to Zeitschrift für Physik while Werner is in England.

... créant la mécanique quantique

L'illumination vient à Werner Heisenberg en Juin 1925. Après un an passé à Copenhague dans l'équipe de jeunes qui entoure Bohr, travaillant (et bataillant) avec Hendrik Kramers (1894-1952) et Wolfgang Pauli (1900-1958), un autre étudiant de Sommerfeld, il fait un séjour d'un mois à Göttingen cherchant sans trouver (tout en effectuant une série de conférences). Voulant soulager un violent rhume des foins, il se retrouve seul sur la petite île de Heligoland en mer du Nord, au large de la côte allemande. Là, loin des théoriciens affairés (et de toute autre personne d'ailleurs), il a l'idée décisive qui va ouvrir la voie à une théorie cohérente de l'atome. Il est excité par cette idée mais pas tout à fait sûr de lui. Tandis qu'il envoi une copie de son manuscrit à Pauli (le 9 Juillet) et qu'il passe sa seule autre à Max Born (1882-1970), son mentor de Göttingen, il écrit à son père: «Mon propre travail ne va pas particulièrement bien à l'heure actuelle ... ". Il ne mentionne pas ses derniers résultats lors d'une conférence à Cambridge plus tard en Juillet. Born est, en revanche, fasciné par l'article de son jeune assistant et le transmet au Zeitschrift für Physik alors que Werner est en Angleterre.
I. Todorov, Werner Heisenberg, mai 2003


Le jeune Werner : un physicien-magicien selon les termes de Steven Weinberg ...

If the reader is mystified at what Heisenberg was doing, he or she is not alone. I have tried several times to read the paper that Heisenberg wrote on returning from Heligoland, and, although I think I understand quantum mechanics, I have never understood Heisenberg’s motivations for the mathematical steps in his paper. Theoretical physicists in their most successful work tend to play one of two roles: they are either sages or magicians ... It is usually not difficult to understand the papers of sage-physicists, but the papers of magician physicists are often incomprehensible. In that sense, Heisenberg’s 1925 paper was pure magic.
Perhaps we should not look too closely at Heisenberg’s first paper ...

Si le lecteur est perplexe face à ce que Heisenberg a fait, il ou elle n'est pas le ou la seule. J'ai essayé plusieurs fois de lire l'article que Heisenberg a écrit à son retour de l'île d'Hel(i)goland, et, même si je pense que je comprends la mécanique quantique, je n'ai jamais compris les motivations de Heisenberg pour les étapes mathématiques dans son article. Les physiciens théoriciens dans leur travail le plus abouti ont tendance à apparaître sous l'une des deux figures suivantes : soit celle du sage soit celle du magicien ... Il n'est généralement pas difficile de comprendre les publications des physiciens-sages, mais celles des physiciens-magiciens sont souvent incompréhensibles. En ce sens, l'article de Heisenberg de 1925 est de la magie pure.
Peut-être ne devrions-nous pas regarder de trop près ce premier article de Heisenberg ... 

S. Weinberg, Dreams of a Final Theory, 1992


... et l'inventeur d'un trésor  non commutatif  que décrit le mathématicien Alain Connes 

// On n'est pas obligé de suivre les conseil d'un grand physicien, aussi sage soit-il. On ignore si Connes a lu en détail le texte fondateur de Heisenberg mais il a probablement tiré des travaux du physicien pour ainsi dire la substantifique moelle ou tout du moins une inépuisable source d'inspiration pour son propre programme de recherche : la géométrie non commutative ...
La théorie de Bohr en discrétisant artificiellement le moment angulaire de l’électron parvenait à prédire les fréquences des radiations émises par l’atome d’hydrogène mais était incapable d’en prédire l’intensité et la polarisation. C’est par une remise en cause fondamentale de la mécanique classique qu’Heisenberg est parvenu à ce but et à aller bien au-delà de ce qu’avaient fait ses prédécesseurs. Cette remise en cause de la mécanique classique est à peu près la suivante : dans le modèle classique, l’algèbre des quantités physiques observables se lit directement à partir du groupe Gamma des fréquences émises, c’est l’algèbre de convolution de ce groupe de fréquences. Comme Gamma est un groupe commutatif cette algèbre est commutative. Or dans la réalité on n’a pas à affaire à un groupe de fréquences, mais à cause de la règle de composition de Ritz-Rydberg, on a affaire au groupoïde Delta [ensemble de fréquences indexées par un couple d'états (i,j)]... avec la règle de composition (i,j)(j,k) =(i,k) … En remplaçant l’algèbre commutative de convolution du groupe Gamma par l’algèbre non commutative de convolution du groupoïde Delta dicté par l’expérience, Heisenberg a remplacé la mécanique classique, dans laquelle les quantités observables commutent deux à deux par la mécanique des matrices, dans laquelle des quantités observables aussi importantes que la position et le moment ne commutent plus.



L'article rapporté de Hel(i)goland  
En voici le début (traduction de B. Escoubès dans Sources et évolutions de la physique quantique).
On sait bien que les règles formelles utilisées en théorie quantique pour calculer des grandeurs observables telles que l'énergie d'un atome d'hydrogène peuvent être sérieusement mises en question en avançant qu'elle contiennent, comme élément fondamental, des relations entre des grandeurs qui sont apparemment inobservables en principe, comme par exemple la position et la période de révolution d'un électron. Ces règles souffrent d'un évident manque de bases physiques, à moins que l'on ne continue à garder espoir que les grandeurs jusqu'ici inobservables puissent un jour faire partie du domaine des mesures expérimentales. On pourrait estimer que cet espoir est justifié si les règles mentionnées ci-dessus avaient une consistance interne et étaient applicables à une classe bien définie de problèmes de mécanique quantique. L'expérience montre cependant que seuls l'atome d'hydrogène et l'effet Stark sont susceptibles d'être traités par ces règles formelles de la théorie quantique...

On a pris l'habitude de caractériser cet échec de la théorie quantique comme une déviation de la mécanique classique, puisque ces règles étaient essentiellement déduites de la mécanique classique. Les caractériser ainsi a cependant peu de sens, quand on se rend compte que la condition de Einstein-Bohr pour les fréquences (qui est valide dans tous les cas) s'écarte déjà tellement de la mécanique classique, ou plutôt (du point de vue de la théorie ondulatoire) de la cinématique qui sous-tend cette mécanique, que même pour le plus simple des problèmes de la théorie quantique la validité de la mécanique classique ne peut tout simplement plus être sauvegarder... il semble plus raisonnable de tenter d'établir une mécanique de la théorie quantique, analogue à la mécanique classique, mais dans laquelle seules apparaissent des relations entre des grandeurs observables. On peut considérer la condition sur les fréquences et la théorie de la dispersion de Kramers ainsi que leurs développements dans des articles récents comme les premiers pas les plus importants vers une mécanique quantique de la sorte... 

W. Heisenberg, Réinterprétation en théorie quantique de relations cinématiques et mécaniques, 29/07/25 

L'art de l'ellipse en science (ou la grâce enfantine consistant à "sauter à pieds joints sur [l]es calculs") décrypté par Ian Aitchison (et ses collaborateurs)
Ou pourquoi le génie est parfois difficile à suivre... Heureusement il existe de formidables guides pour conduire nos pas et nous aider à ne pas perdre l'équilibre une fois juchés sur l'épaule d'un géant:
There have, in fact, been many discussions aimed at elucidating the main ideas in Heisenberg’s paper ...Of course, it may well not be possible ever to render completely comprehensible the mysterious processes whereby magician-physicists ‘jump over all intermediate steps to a new insight about nature’. In our opinion, however, one of the main barriers to understanding Heisenberg’s paper, for most people, is a more prosaic one: namely, that he gives remarkably few details of the calculations he actually performed, in order to arrive at his results for the one-dimensional model systems which he treats (anharmonic oscillators and the rigid rotator).

Il y a eu en effet de nombreuses discussions visant à élucider les idées essentielles contenues dans le document de Heisenberg ... Bien sûr, il se pourrait bien qu'il soit à jamais impossible de rendre totalement compréhensible le mystérieux processus par lequel les physiciens-magiciens "sautent par dessus toutes les étapes intermédiaires pour arriver directement à un nouvel éclairage sur la nature". À notre avis cependant, l'un des principaux obstacles à la compréhension du document de Heisenberg est pour la plupart des gens plus prosaïque: à savoir, qu'il donne remarquablement peu de détails sur les calculs réellement effectués pour arriver à ses résultats sur les systèmes modèles unidimensionnels qu'il traite (oscillateurs anharmoniques et rotateur rigide).



Retour à Hel(i)goland pour revenir sur l'heuristique de Heisenberg et relever quelques détails ...
Le lecteur trouvera dans l'extrait suivant, tiré d'une conférence datée de 1968, quelques détails intéressants sur le fameux article fondateur de la mécanique quantique par l'auteur lui même :
... it has often been said that it may be a step in the right direction to introduce into the theory only quantities that can be observed. Actually that was a very natural idea in this connection, because one saw that there were frequencies and amplitudes; and these frequencies and amplitudes could in classical theory somehow replace the orbit of the electron. A whole set of them means a Fourier series and a Fourier series describe an orbit. Therefore it was natural to think that one should use these sets of amplitudes and frequencies instead of orbits ...

... I decided that I should again try to do some kind of guesswork ... namely to guess the intensities in the hydrogen spectrum ... I failed completely. The formulae got to complicated ... Therefore I turned from the Hydrogen atom to the anharmonic oscillator ... Just then I became ill and went to the island of Heligoland to recover. There I had plenty of time to do my calculations. It turned out that it really was quite simple to translate classical mechanics into quantum mechanics. But I should mention one important point. It was not sufficient simply to say " let us take some frequencies and amplitudes to replace orbit quantities" and use a kind of calculation which we had already used in Copenhagen and which later turned out to be equivalent to matrix multiplication.

It was quite clear that if one only did that, then one would have a scheme which was much more open than classical theory. Of course, classical theory would be included, but it was too undefined and one had to add extra conditions. 

It turned out that one could replace the quantum conditions of Bohr's theory by a formula which was essentially equivalent to the sum rule of Thomas and Kuhn ... By adding such a condition one all of a sudden got into a consistent scheme.

W. Heisenberg, Theory, criticism and a philosophy 1968

Dans sa leçon inaugurale au collège de France citée plus haut, véritable manifeste pour la géométrie non commutative, Alain Connes fait explicitement référence aux séries de Fourier évoquées ici par Heisenberg. Il est par ailleurs frappant de constater qu'en rappelant l'importance d'une règle de somme pour assurer la complétion de son formalisme quantique, Heisenberg ne fait rien d'autre que souligner la différence entre quantique et non commutatif, différence soulignée par Connes également et déjà évoquée dans notre blog ici.


//Ce billet d'abord publié le 4 juin a été remanié et complété par un dernier paragraphe le 14 juin.






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